Mesure pour Mesure
Valérie Jottreau
Il faut quadriller. Les lignes s’entrecroisent, irrégulières. Elles forment non pas des carreaux, mais une grille dont les éléments se rétractent ou s’étirent, une structure dont la gracilité est renforcée par des traits reliant un point à un autre. Ces traits à l’élan élastique étendent la surface du papier au-delà de ses limites — apparaît une architecture propice à la création de situations nouvelles. S’engage une partie, où l’artiste-joueur, « considère chaque moment comme une somme de possibilités, avec l’excitation communicative de pouvoir pousser à la perfection la belle confusion de la vie1 ». Dans les années 50, les situationnistes créent une psychogéographie des espaces urbains consignée dans des essais de cartographies, dont certains s’inspirent de la métagraphie qui élève « tous les alphabets phonétiques, lexicaux, syllabiques et idéographiques2 » au rang de matériau pictural. Ainsi stimulaient-ils à travers l’errance et la dérive, des moyens de poétiser la vie, de « renverser le monde3 ». Dans leur sillage, Didier Béquillard explore le nom des villes comme on explore un territoire, comme on divague dans un espace urbain. En géographe, il fait de chaque nom un ensemble de compossibles où le dessin doit se frayer pour apparaître. Chaque œuvre de l’artiste est l’histoire de cette réduction dans le jeu de l’espacement et de l’intervalle, dans le brouillage des éléments formels ou encore leur superposition. Dessiner, c’est écarter des compossibles pour prendre position. Le mot : nom de station de métro, nom de rivière, nom de ville. Une ville-monde qui induit un espace de jeu et de construction et déclenche la dérive plastique. MC Cities n’est pas le titre d’une série. Il est le lieu où se trame le dessin à partir d’un point de départ. Morse Coded Cities érige les règles d’encodage du Morse en méthode. Suivant l’alternance des points et des traits, des impulsions — courte ou longue — le nom de ville se mue en un rythme graphique, transposant le nom en espace formel, révélant ainsi la plasticité de la dérive : chaque direction en écarte une autre, chaque engagement dans un tracé définit un espace et singularise l’expérience que j’en fais. Le Morse ou le Braille, encodages confidentiels, l’un dissimulant, l’autre donnant à lire et à voir, sont les règles du jeu qui peu à peu, à mesure que le dessin avance sans préméditation et s’éloigne des conventions, se posent en notation, en rythmique. La morphologie du dessin devient musicale, la dérive picto-poétique, le mot invisible initie « cette danse au-dessus du sens » recherchée par Didier Béquillard. Viennent les vides et les pleins en noir et blanc ou en couleur. Primaire. Nous apprenons la langue, nous apprenons l’espace, nous apprenons l’espacement : dessiner en apprenti, en prenant la ville en prétexte, en rappelant qu’à sa racine il y a le nom. Didier Béquillard fait de l’espacement le grand principe de son art. Espacer et alterner les figures géométriques — carrés, ronds, rectangles, triangles, parallélépipèdes — c’est arpenter les noms des villes-monde, c’est redonner aux mots une morphologie, une spatialité nouvelle, une étendue, un espoir. Il faut savoir se perdre, sans défaut de rythme. Le dessin palpite, dédale pris aux pulsations de la différence [Different Towns]. Les cercles, les parcelles, les vides et les pleins, les tracés montrent des unités et des ensembles, nous rappellent la frontière, le quartier, le district, le terrain, comme espace de construction relationnelle tout en exposant le labyrinthe pulsionnel où chaque fois se réinvente la ville-moi, en nom propre. Si à l’alternance peuvent se substituer la superposition, l’effacement, le recouvrement, comme dans Palimpseste qui initie un nouveau protocole graphique, le rythme et la musicalité marquent toutes les fines variations des notations réalisées à l’encre ou au crayon. Le minimum de moyens matériels, l’usage de matériaux très modestes et l’économie du geste permettent à Didier Béquillard de concentrer une métrique dans chaque dessin où le tremblement des traits inscrit le battement de l’existence. La création s’apparente à une filature. Le nom de ville donne corps à un réseau — du latin retis, qui renvoie à un filet, un tissu, un maillage fait de lignes et de nœuds, de carrefours et de chemins4. En écho à Gottfried Semper qui, au milieu du 20ème siècle, « voit dans le tissage — forme manuelle de réseau tridimensionnel — l’origine textile de l’architecture5», Didier Béquillard trouve dans l’espacement et le maillage, des actes fondateurs d’une architecture réticulaire, faite de papier, bois ou tissu, susceptible d’accompagner nos corps et nos parcours tout en soulignant leur impermanence.
— Valerie Jottreau, Galerie lligat, 2022.
Notes —1-Patrick Marcolini, Le Mouvement situationniste, une histoire intellectuelle, L’Échappée, Montreuil, 2013, p. 65. — 2- Ibid. p. 98. — 3- Ibid. p. 79. — 4- Pierre Musso, “La Révolution du réseau au siècle des lumières”, in Réseaux Mondes, sous la dir. de M.A.Brayer et O. Zeitoun, publié à l’occasion de l’exposition présentée au Centre Pompidou Paris, Galerie 4, fév.-avril 2022, p. 103. — 5- Marie-Ange Brayer, “L’entre-réseaux : filaments, brouillard et fumées”, in Réseaux Mondes, op. cité, p. 81.