Onkel Tuca’s Bunker
Pour une archéologie raisonnée du sensible
Geneviève Brun
A Millau, Rue Droite, dans le mur de l’Hôtel de Tauriac, s’ouvre une « boîte », un grand cube blanc dont le côté rue est entièrement de verre. Elle constitue la vitrine de la VRAC, Vitrine Régionale d’Art Contemporain.
Pas de porte, pas de droit d’entrée. Le volume en creux, lisse, sans scories, avec son blanc pur et satiné, aimante le regard : « Ne circulez pas, il y a à voir ! ».
Vitrine sans invite à la consommation … mais à l’approche, à la halte. La rue donne un accès direct au regard du passant et lui fait rencontrer l’œuvre. Ainsi, l’art vit dans la transparence et transgresse l’opacité des musées.
Que le passant regarde cette œuvre comme il regardait, au même endroit il y a quelque mois, un SDF ou une belle passante, qu’il soit intrigué, dubitatif, agacé ou enthousiaste, il ré-agit. Le sentiment qu’il peut avoir alors, qu’il soit d’étrangeté, de rejet ou d’empathie, est le ferment d’une rencontre.
La première vitrine de la VRAC est consacrée à « Onkel Tuca’s Bunker », de Didier Béquillard. Ce premier choix de Marie Demy, Stéphane Got et Richard Vincent, qui ont initié la VRAC, est exemplaire, ne relève ni d’une complaisance à un figuratif rassurant ni à un conceptuel désincarné.« Onkel Tuca’s Bunker », allie la représentation suggestive du bunker et l’ abstraction que lui confèrent la bourrette qui l’habille ; mais aussi la scénographie, mise en espace et en lumière dont l’œuvre paraît indissociable : sa nudité, son équilibre, appellent le regard et libèrent l’imaginaire.
A mi-hauteur, au centre, comme en suspens à l’horizontale, sortant du mur, la partie extérieure d’un bunker, uniformément recouverte de bourrette, cette matière aux couleurs mêlées où le gris domine, destinée à servir d’isolant. Cela évoque la peluche, quelque chose de mou, de doux, qui contredit la dureté rugueuse du béton et change la donne de la représentation mentale du bunker. Un bunker est bâti pour la guerre, pour protéger armes et soldats destinés à tuer, uniquement destinés à tuer.
Il y a de par les côtes un nombre considérable de bunkers échoués dans la paix. Lorsque le temps a passé, que la guerre est finie, le bunker sert de support à des graffitis, devient un lieu de jeu, une cachette, un refuge, une chambre d’amour. Et la bourrette recouvre le bunker comme le sable du temps où se délite la dureté de la sinistre mémoire.
Des spots animent l’espace blanc, le bunker, sa peau, son volume. Le faisceau lumineux tournant, comme une réminiscence de celui d’un mirador de camp de concentration ou celui d’un phare. Guerre et paix, menace ou protection. De fait, les spots de la vitrine ont rythmé en des temps révolus, des bals, des dancings… Qui pourrait le deviner sinon ceux et celles qu’une nuit lointaine a imprégnés de cette lumière en une valse lente ? Autre mémoire possible : celle d’un air de fête ou d’un amour.
La bourrette est constituée d’un amalgame de vieux tissus récupérés et déchiquetés. Ces tissus ont habillé des gens qui ont aimé, haï, connu le chagrin et l’espoir ; le temps a érodé les vêtements et les êtres qui les ont portés. Strates : la mémoire des choses, des gens, échoués et méconnaissables dans les vagues des ans. La bourrette aussi a sa charge d’âmes.
A côté de la vitrine, un texte de l’artiste, sobre, précis, sensible, éclaire la naissance de l’œuvre, la présentation (et non l’explication) de l’œuvre, enrichie par lui de la réalité qu’elle a transfigurée.
Sur l’île du Lido, dans la lagune de Venise, il y a un bunker au milieu d ‘un terrain à l’abandon, dont la silhouette est celle du bunker de la vitrine. Il s’est inscrit dans la mémoire de Didier Béquillard. A Hambourg, un autre bunker beaucoup plus vaste réactive la vision de celui de Venise dont l’artiste réalise une maquette. Sur le carton, une publicité : son personnage, « Onkel Tuca », devint pour Didier Béquillard l’habitant imaginaire et indéniable du bunker ; pour la VRAC de Millau il réalise Onkel Tuca’s Bunker.
Le temps, et l’artiste comme le temps, métamorphosent : ce qui est condamné à mourir est aussi, par eux, destiné à revivre autrement, transfiguré dans les strates des heures et du sensible.
Mise en abîme. La lecture dévoile l’environnement, les pêcheurs, l’approche du bunker de Venise, les quelques grafitis dessus comme sceaux d’une seconde vie. Visions qui conjuguent en moi leur mélancolie avec celle de Venise, son enfoncement insensible dans la lagune. La Venise de San Marco et celle du ghetto juif, celle de San Michele, l’île des morts… La part sensible de l’artiste ouvre la voie à la part sensible de moi qui regarde, aux références qui me sont propres. L’oeuvre interpelle en chacun une autre mémoire qui, consciemment ou non, s’investit dans la re-création propre à chaque regard. Je me mets à habiter le bunker avec l’Onkel Tuca. Chaque spectateur, à sa façon, l’habite. Et le bunker se peuple de vies et de visions auxquelles l’artiste a ouvert les portes.
Lors du vernissage, parler avec l’artiste, c’est croiser l’hôte qui invite à rentrer. Générosité du partage pourvu que sa parole ne soit pas totalitaire. Didier Béquillard a la générosité du partage. Alors les regards croisés qui courent en liberté dans l’œuvre, révèlent une autre œuvre, née dans l’intimité de chacun. Trinité de l’art : l’artiste, l’œuvre, le spectacteur.
Proposer des clés pour apprivoiser l’œuvre d’art - à condition que ces clés ne ferment aucune porte mais au contraire animent le regard - peut rassurer la timidité inquiète de celui qui se croit ignorant, mettre l’intelligence «en œuvre», donner sens à la sensibilité, et libérer ainsi un dialogue intime avec l’œuvre.
M’arrêtant à la nuit tombée devant la vitrine, je croisai un jeune ami d’une vingtaine d’années qui me demanda ce que ça représentait. Tout un pan de l’Histoire lui était étranger : je découvrais avec stupéfaction qu’il ne savait pas ce qu’était un bunker. Quel rapport pouvait-il bien avoir avec « Onkel Tuca’s Bunker » ? La curiosité : il regardait intrigué, écoutait. Nous avons passé un quart d’heure ensemble sans que surgisse de sa poche son portable ou qu’il se découvre un rendez-vous urgent : c’est un indicateur rassurant.
La rencontre avec une œuvre ne s’épuise pas en un seul regard. La vitrine sur la rue multiplie les rencontres. Si le point de vue à partir duquel on regarde est celui d’une sensibilité, une culture, une histoire, la première rencontre se densifie au croisement d’autres points de vue, qui proposent leur propre donne, déstabilisent peut-être, fragilisent heureusement les certitudes comme les inhibitions. Ainsi s’agrandit le champ de la raison et du sensible.
Et la rue s’éveille devant la vitrine quand la rencontre de l’œuvre ouvre le dialogue entre les passants.
Geneviève Brun
Prendre l’art comme un objet intellectuel ou considérer que la seule légitimation de l’art ne relèverait que du sensible « J’aime ou j’aime pas, c’est tout », et devrait faire taire la pensée, voire la parole, c’est refuser la démarche nécessaire à toute vraie rencontre, celle qui prend le temps de l’approche, où le désir de connaître dévoile ce qu’on pressent ou révèle ce qui a échappé au premier regard.