Paradoxal Bunker
Etienne Glass
Forme
Tout d'abord forme étrange, muette, sans ressemblance. Puis, connotations, associations.
Mammouth congelé, yack sur la neige, chaudière murale en peluche, iceberg cendreux sur banquise vue d'avion, canapé écorché, suspendu, cette forme est fixée sur le mur du fond, à l'intérieur de ce cube blanc de 3 m x 3, derrière la vitrine, et nous pouvons l'observer depuis la rue.
Lieu
Cette vitrine s'appelle la V.R.A.C., la Vitrine Régionale d'Art Contemporain.
La V.R.A.C. est un lieu d'exposition, l'intérieur blanc d'un cube, dans lequel sont installées des oeuvres: sculptures, dessins, projections, installations....choisies ou conçues en fonction de la visibilité particulière du lieu, qui peut se configurer autour de l'oeuvre, pour une pertinence maximale. Un espace blanc, lumineux et neutre, qui s'offre à la vue au travers de cette grande vitrine carrée donnant sur la rue.
Liberté donc pour chaque passant de ce quartier très fréquenté d'avancer sans un coup d'oeil, ou de tourner la tête et découvrir d'un regard une oeuvre, d'approfondir cette observation, de prolonger la découverte par la lecture des panneaux fixés en façade, (ou par connexion au site internet
www.la-vrac.com).
Dénotations, connotations
Observons. L'oeuvre dans la vitrine.
Cette forme, énigmatique, est un volume, plus large que haut, plutôt parallélépipédique, dont un des cotés vient en avancée vers la vitrine, fixé au mur du fond, à environ un mètre de hauteur, centrée, portant à faux, vers nous qui sommes dans la rue. Ses angles, en haut, sont arrondis; en bas, aigus. Elle est recouverte d'une sorte de peluche grise. Grey box in a white box.
Mammouth
Du mammouth, elle a la tête haute et le dos oblique, mais n'a pas de pattes. Ni de défenses. Mammouth couché, mais en lévitation, collé au mur comme un mollusque, fixé comme un trophée.
Du yack sur la neige, elle a la silhouette, de profil, tête aussi vers la gauche, ligne dorsale oblique, et laine abondante. Une laine grise, épaisse, légèrement bouclée. Grise, mais chinée, ce qui est normal aujourd'hui pour un yack raisonnable. Elle ne bouge pas.
Chaudière murale, seul iceberg frileux émergeant de la banquise du mur blanc.
Des poils, de la peluche l'habillent d'une couche régulière, de gris chiné moelleux, qui l'isole...
Ile
Isola, ile murale, désolée, sans palmiers; récif, roc doux, usé, tapissé d'une mousse abondante, d'un manteau d'algues sèches, cap gris nez. Roi pêcheur, devenu lichen.
Alcatraz caressant, fixée au mur comme une carte en relief, échelle 1, de l'ile qu'elle est.
Un mammouth, un yack se vêtent d'épaisses laines pour résister au froid et restent, blocs immobiles, face au vent, au blizzard, à ces flocons qu'affronte leur flocage, leur garniture grise de sarcophage étrange, enveloppe ou écrin d'une énigme, tombeau, mausolée ou cocon, ou momie.
Si l'on isole, protège ainsi un objet, n'est-ce pas pour que rien ne l'atteigne?
Lumière
Ce l'atteint, ce qui bouge, ce sont ces lumières qui le révèlent :
tout d'abord, celle, solaire, mouvante au fil des heures; changeante - nuages, brume, soleil direct - au gré de la météo. Ombres marquant reliefs, contours, matière. Lumière intense, reflétée par le volume blanc réduisant au graphique, au plan, à la surface.
Lumière aussi de deux projecteurs mobiles balayant de leurs faisceaux les parois, épousant les formes du volume gris, sautant un angle, surgissant sur le mur, se rencontrant dans une séquence aléatoire, un va-et-vient lancinant. Flak, faisceaux des DCA, fouaillant à la recherche des forteresses volantes.
Ces lumières révèlent, désignent, cernent, traquent.
Ou caressent, soulignent, réchauffent, illuminent.
Ce qui l'atteint, c'est notre regard.
Verrue
Monolithe muet, aveugle, silencieux, immobile, excroissance incongrue, verrue murale, présence parasite, inconscient émergeant, comme un bunker sur une plage.
Bloc, blockhaus, bunker...
Bunker
Bien sur, bien sur, je le sais, c'est un bunker, car je sais lire, lire les panneaux explicatifs judicieusement placés à coté, là, à droite de la vitrine : « Onkel Tuca's Bunker », une oeuvre de Didier Béquillard. Mais je le sais aussi, au moins depuis Magritte, ceci n'est pas un bunker, c'est peut-être une image de bunker, de blockhaus, une curieuse image de bunker, un paradoxal bunker.
Paradoxal, car, cette image de bunker, cette idée de bunker, ce stéréotype, se voit contredite par les matériaux qui la constituent :
- au béton, quasi indestructible, se substitue la bourrette (tissu finement déchiqueté en peluche gris chiné), matière douce, fragile, chargée d'histoires (voir Christian Boltanski), isolante thermiquement et phoniquement
- à l'armature métallique, gage de solidité et de cohésion, une structure de carton, carton de récupération (cartons de bananes de la marque dominicaine onkel Tuca): accroupissez vous et vous verrez, l'oeuvre ne cache pas ses dessous, pas de mensonge pour qui observe, fin des illusions...
- au poids énorme, la légèreté de la structure alvéolée, lames de carton emboîtées, et par conséquent
- à l'ancrage au sol, l'accroche au mur en surélévation, avec un fort porte à faux, une avancée aérienne dans l'espace d'exposition...
- à l'espace intérieur, cette trame de carton, qui rend impossible toute pénétration, lui ôtant sa fonctionnalité : un bunker dans lequel nul ne peut entrer et s'abriter... sauf....
Sauf
Sauf Onkel Tuca : car c'est le bunker d'onkel Tuca, sa case d'oncle Tom, son fort intérieur, à lui, le cueilleur de bananes. Onkel Tuca, sourire aux dents, est maintenant ce bunker même, il en est l'âme , le coeur, la trame.
Image banania, Onkel Tuca, logo bananier, te voilà banané: ta case, c'est toi; ton abri, c'est ta prison, ton bunker, ton sarcophage. Conçu autour du corps, il en est devenu le moule. (cf.oeuvres Didier Fiuza-Faustino, d'Absalon). Image découpée en pièces de carton, assemblée, emboitée, habillée pour l'hiver – tu crains le froid, Onkel Tuca – te voilà disparu au coeur de ton bunker. Emballé. Abrité, imbriqué. Coquille – squelette et carapace - tu as revêtu ta tunique de pierre.
Oncle ambigu: Onkel Tuca's bananas... Onkel Stuca banana. Ra-ta-ta-ta-ta-ta-ta! Wham! Crash! Puis drapé dans ta bourrette comme Joseph Beuys dans son feutre, guerrier sauvé puis sauveur, bourreau guéri puis guérisseur.
Es-tu l'esclave ou le planteur, l'exploité ou l'exploiteur?
Peut-être juste humain. Cette oeuvre relèverait-elle du genre du portrait?
Voyage
Onkel Tuca's banana, la meilleure banane de Hamburg et de toute l'Allemagne, idéal coupe-faim; dans les meilleurs cartons d'emballage, parfaits pour les déménagements...
De la Dominique jusqu'à Hambourg, de Hambourg au Lido de Venise, du Lido à Millau, Onkel Tuca, sorte d'escargot, se déplace en bunker. La banane, son bunker c'est sa peau, la boite, le carton. Sa peau, carton, bunker, c'est pour rester en forme, le temps de mûrir, nutritive, le temps de mourir.
Il en faut du temps pour déplacer un bunker, des bombes, ou de répétitives vagues, patients souffles de vent, parfois toute une vie, souffles de temps. Où que nous allions, ils nous suivent, nous retrouvent. L'anachronie déplace aussi, l'édifice guerrier devient fossile, absorbé patiemment par le paysage, par la mémoire et par l'oubli, thème de rêveries sans illusions comme au pied des « blokoss » de Pierre Buraglio, témoin mélancolique – réminiscence du polyèdre de Dürer - , ambigus espaces érémitique des oeuvres d'Absalon.
En deça
La tectonique des bunkers produit d'étranges collisions, brutaux renversements révélant les dessous, les réseaux, circuits, cachés sous la masse muette, exhibant soudain l'indécente structure morale, l'atroce entraille sociale dont ils éclosent, la mécanique idéologique qui les bâtit. (cf.oeuvres de Atelier Van Lieshout, de Richard Vincent).
Didier Béquillard
Voyage, observe, s'observe, pour définir plastiquement l'humain par ce dont il s'entoure, se protège, ces formes qu'il crée et qui le moulent, ces chemins qu'il trace et qui l'orientent, souvent le dirigent. Architecture et urbanisme comme objets d'étude, paléontologie appliquée aux espaces humains, coquilles délaissées d'un étrange escargot dont la bave, fossilisée, à tracé routes, réseaux, maillages, trames. Voilà l'objet.
Etienne Glass, décembre 2010